Lors de notre deuxième “Learning Expedition” dans la Silicon Valley, nous avons pu constater le leadership américain dans le domaine de l’IA générative, un type de système d’intelligence artificielle capable de générer à la demande du texte, des images ou d’autres médias en réponse à des requêtes via des processus d’apprentissage à partir d’immenses bases de données.

Ce leadership est alimenté par des startups telles qu’OpenAI, Midjourney et bientôt X.ai le nouveau projet d’Elon Musk, ainsi que par les géants du numérique tels que Google avec Bard et Microsoft, qui est le partenaire capitalistique d’OpenAI. Facebook avec son modèle de langage Llama 2 en accès libre  et Amazon ont également de fortes ambitions dans le domaine de l’IA, avec des projets en cours ou des solutions déjà intégrées. Grâce à l’intelligence artificielle, ces acteurs majeurs du numérique renforceront leur leadership dans leurs domaines respectifs, notamment les applications d’entreprises, les moteurs de recherche, le commerce électronique et les solutions de recrutement. OpenAI et Bard, tout comme d’autres acteurs, bénéficieront également d’une infrastructure cloud de premier plan grâce à leur collaboration avec Google et Microsoft. En effet, les capacités cognitives et d’apprentissage automatique de l’IA reposent sur des volumes importants de données accessibles en temps réel dans le cloud, avec des architectures solides. Le leadership américain dans le domaine de l’IA est incontestable, mais il convient également de saluer les ambitions de Mistral AI, une startup française qui vient de lever 105 millions d’euros pour développer et démocratiser son IA générative open source. L’IA générative représente un levier potentiel majeur d’amélioration de la productivité pour les entreprises, et cela se traduit par une hausse de 31 % des investissements en capital-risque au premier trimestre dans la Silicon Valley, principalement en raison de l’engouement des entrepreneurs et des investisseurs pour cette technologie. Comme le résume John Hennessy, ancien président de Stanford et actuel président du conseil d’administration du groupe Alphabet, l’intelligence artificielle actuelle doit être considérée comme un “amplificateur”, un concept similaire à celui de Microsoft qui parle d’un “copilote”.

D’autres sujets restent également très présents dans la Silicon Valley, tels que la finance décentralisée, les semi-conducteurs, le changement climatique, la mobilité et les ordinateurs quantiques qui seront bientôt capables de traiter d’énormes volumes de données et d’accélérer le développement d’algorithmes propriétaires dans des secteurs clés tels que l’énergie, la chimie et l’automobile. Les sciences de la vie prospèrent principalement à Boston, qui conserve son leadership mondial grâce à la proximité des universités d’Harvard et du MIT.

L’Europe possède des atouts reconnus par les entrepreneurs et les investisseurs influents de la Silicon Valley, notamment dans l’industrie, la décarbonation, la transition climatique et la mobilité. Certaines levées de fonds sont impressionnantes, comme celle de VERKOR (352 millions d’euros), une startup française qui développe des batteries lithium-ion pour les véhicules électriques et le stockage d’énergie, ou encore Hy2gen (200 millions d’euros), une startup allemande qui construit et exploite des usines de production d’hydrogène vert et de carburants à base d’hydrogène. POWERDOT (150 millions d’euros), une startup portugaise qui investit, installe et exploite des bornes de recharge pour les véhicules électriques, est également à souligner.

Bien que TESLA ait pris une avance considérable dans les voitures électriques, les batteries et les systèmes de conduite autonome, l’Europe conserve des atouts importants dans ces domaines grâce à la forte implication des constructeurs automobiles dans cette révolution de la mobilité et à quelques startups ambitieuses comme NORTHVOLT en Norvège, VERKOR en France et SONNEN en Allemagne qui ont des projets de développement très prometteurs. L’Europe possède également des atouts dans d’autres domaines liés au changement climatique, tels que les énergies renouvelables, le nucléaire et les agtech spécialisées dans l’alimentation durable.

Les acteurs du capital-risque de la Silicon Valley observent avec intérêt ce qui se passe en Europe et sont prêts à investir davantage dans des startups ou des scale-ups, que ce soit en ouvrant des bureaux en Europe, comme le fonds de capital-risque Breakthrough Energy Ventures de Bill Gates dans le domaine du changement climatique, ou en proposant aux entreprises d’installer une partie de leur équipe de direction dans la Silicon Valley pour conquérir le marché américain.

Par ailleurs, un mouvement intéressant est en plein développement, celui de la “Corporate Innovation”. En effet, de plus en plus de grands groupes décident d’investir dans des startups en prenant des participations minoritaires, dans le cadre d’une démarche stratégique de développement et d’innovation de leur groupe. Ces investissements se réalisent soit par la création d’un fonds de Corporate Venture similaire à un fonds de capital-risque, soit par la création d’une structure dédiée au sein du groupe. Cette approche permet de résoudre le dilemme de l’innovateur, tel que décrit par Clayton Christensen, en exploitant à la fois les activités existantes et l’exploration de nouvelles entreprises grâce à une approche de “spin-along”. Les “spin-along” sont des unités organisationnelles distinctes qui restent sous le contrôle de la société mère pour soutenir l’innovation tout en assurant la survie et le succès à long terme de celle-ci. Ce mouvement est légitime de la part des sociétés “Corporate”, qui savent que l’innovation est le principal moteur de la croissance.

Lors de notre séjour, nous nous sommes interrogés sur la nécessité de développer davantage de fonds de capital-risque en Europe afin de créer plus facilement des champions mondiaux capables de rivaliser avec les acteurs américains et chinois. Nos interlocuteurs de la Silicon Valley ont souligné que ce sont souvent des pays de “petite” taille (pays nordiques, pays baltes, etc.) qui parviennent à faire émerger ces champions mondiaux en Europe, tandis que les pays plus importants comme la France ou l’Allemagne ont souvent une approche plus nationale dans leur fonctionnement. Ce réflexe est également présent du côté de la Silicon Valley, où l’écosystème fonctionne principalement de manière locale, sans réelle collaboration avec d’autres pôles nord-américains tels que Boston, New York ou le Texas. Les principaux hubs européens (Paris, Berlin, Londres, Amsterdam, Munich, Stockholm, Riga, etc.) fonctionnent donc de manière similaire aux hubs américains.

Les critères clés qui expliquent le succès de l’écosystème de la Silicon Valley comprennent notamment l’alliance entre le capital et les talents, une attitude positive envers l’immigration, une culture entrepreneuriale forte axée sur la prise de risque, un réseau professionnel efficace et développé, des laboratoires de recherche au sein d’universités performantes et tournées vers le monde économique, ainsi que la volonté de s’engager localement et au sein de ce réseau, d’où l’idée d’ “intranationalisation” où les entreprises innovent et se mondialisent tout en restant ancrées localement.

La Silicon Valley a transformé, au cours des soixante dernières années, les modes de communication, d’information, de travail, de divertissement et de rencontre, avec ses succès mais aussi parfois avec ses excès. Cette réussite est avant tout due à son capital humain, dont une partie provient de l’immigration, à son territoire, à son ouverture sur le monde, à son réseau qui a su bénéficier du soutien de l’État fédéral, des universités et du secteur de la défense. Elle doit également son succès à une communication soigneusement maîtrisée de son image. Cette symbiose entre le monde académique, le secteur financier, les industries de haute technologie et les services associés (juridiques, experts en propriété intellectuelle, etc.) reste unique à ce jour. Il revient à l’Europe de prendre cela en compte, de se concentrer sur ses points forts et de faciliter la création des champions de demain qui continueront à transformer nos vies.

Pierre MAURIN

Senior Partner